lundi 24 mai 2010


par Melou

Hier soir était diffusé aux Etats-Unis le dernier épisode de Lost. Ce moment de télévision mérite bien un bilan en forme d’oraison funèbre, seul à même de saluer comme il se doit la fin d’une grande série, et d’une obsession. Si l’on suit le déroulement classique d’une oraison funèbre, il s’agit d’abord d’exposer les faits, tâche peu aisée. Quel fan de Lost n’a pas subi le regard mi-interrogateur mi-moqueur de son interlocuteur lorsque, passionné, il tentait en vain d’en expliquer l’intrigue ? Le résumé qu’en fait Hurley à sa mère, dans la saison 5, constitue d’ailleurs un exemple hilarant.

Essayons. Tout commence comme un bon show du dimanche soir : une île déserte habitée, des rescapés au physique avantageux, un monstre faiseur de pluie, tueur de pilotes, et broyeur de palmiers. Puis, l’intrigue s’épaissit : les rescapés découvrent des trappes dans la jungle et un bouton à pousser pour éviter l’apocalypse. Evidemment, ils sont attaqués par des méchants – depuis l’intérieur de l’île et depuis la côte. La suite frôle l’irracontable: une poignée de rescapés parvient à quitter l’île qui disparaît sous leurs yeux parce que quelqu’un l’a déplacée en tournant une roue gelée.

Trois ans plus tard, ils reviennent ; ils voyagent dans le passé ; ils tentent de changer l’avenir ; ils se retrouvent dans le présent. Ils découvrent qu’ils ont été amenés sur l’île en tant que candidats à la succession de son protecteur, le gardien du monstre. Le monstre veut quitter l’île: il tue le protecteur et tente d’exterminer tous les rescapés. Mais, dirons ceux que la mythologie intéresse moins que les personnages, dans Lost, l’intrigue n’est pas tout ! Et toute bonne oraison funèbre nécessite en effet une “peinture des caractères”.

Si j’avais à prononcer un discours, je rendrais un bref mais juste hommage aux nombreux personnages secondaires, vite sacrifiés et entrés dans le mythe, tel Frogurt et le docteur Artz. Je chanterais surtout les louanges de Jack, le vrai héros à l’évolution admirable, le boy-scout insupportable au sac à dos vissé sur le dos, l’homme de raison qui a appris à croire.

Je pleurerais ensuite le destin de John Locke, l’homme de foi désespéré, victime d’un destin duquel il attendait trop, devenu après sa mort le monstre lui-même. Je rappellerais l’intelligence machiavélique de Ben, les émotions provoquées par le torse nu de Sawyer, le caractère à la fois charmant et horripilant de Kate, le burlesque sympathique d’Hugo, les questionnements autour de la location de Bernard et Rose, la truffe de Vincent, et la transformation physique mémorable de Claire.

J’essaierais de trouver les mots justes pour saluer la prestance de Desmond, brotha. Enfin, dans un final pathétique, je rappellerais la longue liste des morts en héros, de Charlie à Eko, de Sayid à Boone, de Juliet à Sun et Jin.

Pour faire passer le tout, insérer dans ce discours quelques citations cultes pourrait s’avérer utile. “Not Penny’s Boat” sera aussi difficile à placer qu’indispensable. “Live Together, Die Alone” enflammera les passions patriotiques de la foule. “WALTTTTTTTT” et “CLAIREEEEEEE” détendront l’atmosphère. “Don’t mistake fate for coincidence” et “We have to go back” serviront de catharsis à un public sensible au tragique. Enfin, “Don’t tell me what I can’t do” arrachera quelques larmes.

Au titre des accomplissements – passage obligé de l’oraison funèbre, on rappellera combien les thématiques de Lost étaient grandioses: libre-arbitre et déterminisme, Bien et Mal, raison et foi… Les flashbacks, flashforwards et flashsideways en permettaient un traitement habile. Aucune frontière ne semblait établie, les diables devenaient des saints – et vice-versa, les manipulateurs de destin offraient un choix ultime, les limites du manichéisme étaient sans cesse repoussées. A la veille du finale, les frontières se précisent, mais il est encore possible d’espérer que Lost ne se transformera pas en une croisade d’hommes libres contre le Mal.

Mais, chut ! Ni la critique, ni le doute ne sont autorisés dans une oraison funèbre: il s’agit d’atténuer les fautes et d’accentuer les mérites. Pas de mention de Nikki et Paolo, donc, ni des lourdeurs des saisons 2 et 3, ni de la légèreté de certains dialogues, et surtout pas de la facilité de certains dénouements. Il faudra simplement saluer l’inventivité et le talent de deux producteurs géniaux – Damon Lindelof et Carlton Cuse – qui ont mené d’une main de maître le déroulement de la série et orchestré sa présence continue sur la scène médiatique, ne nous laissant aucun répit.

Et enfin, toute bonne oraison funèbre requiert un style, à la manière d’un Bossuet déclamant “Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées !” Ou alors à la façon des discours d’obsèques prononcés par Jay Landsman dans The Wire. Et finalement, c’est probablement ça que mérite Lost. Six coffrets DVD sur une table de billard, de la bière Dharma, une bande d’idiots échauffés et malgré tout passionnés reprenant en cœur You All Everybody, et un beau discours. “Lost était probablement la série la plus énervante, la plus obsédante, la plus inutile, la moins concluante, mais, bordel, qu’est-ce que c’était bien”.

Le Monde

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